CHAPITRE 2 Le mécanisme.
Hualpa ne se contentait pas de superviser le ragréage du vaisseau, il en était l’architecte absolu et il deviendrait le coordonnateur de sa future mission. Le vaisseau, lui, n’était pas seulement l’astronef qui emporterait le génie mécaniste vers la supernova, il était l’instrument qui mettrait un terme à l’hégémonie des AnimauxVilles, la preuve qu’aucun monopole n’est définitif quelles que soient les limites de l’univers. Le vaisseau s’appelait le Zéro Plus, Hualpa en était l’Ingénieur, ils se ressemblaient tous deux comme l’armure et l’homme se ressemblent, bien au-delà de leur période de collaboration. Le vaisseau survivrait à Hualpa, en tant qu’éon, le sien, et le sien seul, parce que le Zéro Plus était l’œuvre de toute une éternité, l’armure unique qui protégerait tous les Mécanistes.
Pourtant, dans le berceau même de sa satisfaction, Hualpa enrageait. Il construisait un astronef incapable d’atteindre son objectif par ses propres moyens, une machine à dépouiller les AnimauxVilles dont la mise en place dépendait du bon vouloir de ces mêmes AnimauxVilles. Lui, l’Ingénieur, avait dû quémander l’obligeance du Troupeau ! Et, pendant qu’il garantissait aux Comices la proximité de cette indépendance dont la communauté rêvait depuis des siècles, son porte-parole attendait dans un corridor de chairs humides qu’une Ville dictât ses conditions.
Ah ! Comme il avait été peu coûteux d’acheter la science du Charon ! Comme il avait été facile de négocier la logistique du Réseau ! Au Charon, il avait suffi de promettre ce qu’il croyait être l’immortalité. Au Réseau, il avait suffi d’offrir la mémoire de quelques armures malades. On s’était assis à la même table, on avait bu la lie de la même coupe et on avait parlé d’intérêts entre responsables intéressés. S’il l’avait fallu, oui : s’il l’avait fallu, Hualpa eût accepté l’offrande d’un Organique en échange de n’importe quel marché de dupes, et trahi, bien sûr, ainsi qu’il seyait. Mais présenter une requête à un AnimalVille, se répandre en grimaces, implorer en singeant l’étiquette de formules ineptes de politesse, s’humilier…
Hualpa ne parvenait même plus à s’étourdir de travail, il poussait son armure jusqu’à s’évanouir en elle, s’en remettant aux éons qui l’habitaient pour que, à chaque reprise de conscience, le travail abattu sans lui le submergeât. Alors, quelques heures, il pouvait se débattre avec ses seuls problèmes techniques et oublier, un peu, sa honte et sa frustration.
En orbite à vingt-six minutes de Titlan par le puits gravitationnel, l’astronef était en phase de réassemblage, pratiquement livré à lui-même, en tout cas libre de corriger ses erreurs et, depuis longtemps, seul capable de gérer son optimisation. Mais il commettait peu d’erreurs, du moins aucune qui prolongeât de plus d’un centième de seconde l’évaluation de son délai de travail, et les modifications qu’il apportait à son programme d’optimisation n’excédaient pas le pour-cent calculé par ses concepteurs. Ses compétences, néanmoins, se limitaient aux compétences des milliards de processeurs liges l’assistant dans sa régénération, depuis l’acheminement des matériaux jusqu’à la maintenance robotique. Deux cents Mécanistes géraient les défaillances cybernétiques, trente surveillaient la culture des nanones et leur progression sur et dans le carbex constituant la carapace du vaisseau, Hualpa contrôlait le tout. Les meilleurs des deux cent trente techniciens et chercheurs qui œuvraient sous ses ordres à la redestination de l’astronef composeraient l’ossature de son équipage. Ils en seraient le bras pensant par opposition au bras armé des soixante-dix Voltigeurs assurant la sécurité de la mission.
— Monsieur ?
— Je vous écoute, Iztoatl.
Derrière la paroi transparente du centre de contrôle, Hualpa contemplait les tentacules de la station qui s’étiraient jusqu’au voile énergétique baignant le Zéro Plus. Les tentacules ondoyaient d’une chorégraphie indolente, distribuant les matériaux et les machines, expulsant ou happant les robots sans jamais interrompre leur ballet magnifiquement coordonné. De temps en temps, suivant la configuration qu’ils adoptaient, ils piégeaient la lumière solaire réfléchie par Titlan et dessinaient d’étranges entrelacs luminescents qui circulaient entre eux jusqu’à se perdre dans l’irisation du voile énergétique. Chaque fois qu’il avait à se concentrer, Hualpa se laissait fasciner par ce spectacle et n’en détachait le regard que lorsqu’il était certain d’avoir l’esprit libre de tout parasite. Il ne s’était pas retourné lorsque son assistant l’avait interpellé. Il n’avait pas besoin de le faire.
— Le Consul est dans le puits, il sera là d’ici vingt minutes.
— Xuyinco ? Dans le puits ? J’espère que vous plaisantez, Iztoatl ! (Hualpa pivota sur lui-même.) Je n’ose imaginer quel genre de catastrophe pousserait Xuyinco à molester conjointement son agora – et son acrophobie !
— Je crains de ne pas plaisanter. Monsieur. Le Consul ne s’est pas fait enregistrer sous son nom, mais un de nos hommes l’a reconnu et m’en a aussitôt prévenu. Comme vous, j’ai douté. Il ne peut toutefois pas s’agir d’une erreur : notre homme a travaillé cinq ans pour les Comices, il a souvent approché le Consul.
Quarante-trois générations d’Iztoatl avaient assisté trente-deux générations de Hualpa, puis les Organiques avaient mis un terme aux deux lignées lors du même affrontement. Hualpa supposait que, à leur entendement, les Organiques n’avaient fait que se défendre. Il n’en restait pas moins que, si l’on avait pu sauver le quarante-troisième Iztoatl, son armure avait été détruite, et lui-même n’avait survécu qu’un an après sa transplantation dans une armure vierge. Le trente-deuxième Hualpa, lui, avait succombé avant son armure, mais l’inestimable éon de celle-ci avait partiellement pu être sauvé et instillé dans une armure toute neuve. D’une certaine façon, depuis deux décennies, cela faisait d’Iztoatl et Hualpa les deux premiers Premiers de Lignée sans primanymes, et eux qui, enfants, s’étaient étripés pour être les meilleurs de leur génération, avaient partagé la même frustration. Leurs ego maltraités s’étaient d’abord rapprochés, puis ils avaient noué une relation quasi amicale sans jamais se défaire de l’étiquette hiérarchique. Entre eux, le protocole était un respect excluant toute convenance.
— Et il est seul, c’est cela ? (Hualpa n’attendit pas la confirmation de son assistant.) Je n’aime pas ça, Iztoatl. Je n’aime vraiment pas ça ! Politiquement, Xuyinco est sur le déclin. Sans la supernova, les Comices l’auraient démissionné avec pertes et fracas et il sautera dès que nous aurons accompli notre mission. Je le vois mal accepter une nouvelle décoration et retourner s’ennuyer dans son université.
— Pardonnez ma franchise, mais votre appui ne lui serait pas d’une grande utilité. Monsieur. Votre popularité est comparable à l’aversion des Comices à votre égard. Le Consul est bien placé pour le savoir.
— Les Comices sont censés émaner du peuple, justement. Que ce ne soit pas le cas et que mon opinion à ce propos m’attire leur inimitié n’altère en rien ma notoriété. Dans quelques mois, celle-ci va encore s’accroître, en flèche, tandis que je disposerai de l’outil qui contrôlera les déplacements dans toute la galaxie. Les Comices ont déjà prévu de me court-circuiter, de m’acheter ou de m’éliminer. Certains envisagent même que je prenne le relais de Xuyinco, pour mieux me museler. Vous le savez, Iztoatl, j’ai d’autres projets, d’autres ambitions, et vous connaissez mon mépris pour tous ces magouilleurs de l’ombre. Je ne conforterai ni le pouvoir des Comices, ni celui du Consul. Il n’empêche qu’en venant me voir dans un très relatif incognito, Xuyinco me met dans une situation embarrassante.
Dans l’entourage du Zéro Plus, Hualpa ne doutait pas que les Comices possédassent au moins un informateur qui ne manquerait pas de leur remettre un rapport éloquent sur la visite du Consul. Il ne doutait pas davantage de l’effet que celle-ci provoquerait dans la fourmilière politicienne.
— Souhaitez-vous que j’informe le Consul de votre absence ou de votre indisponibilité ? demanda Iztoatl.
Sur le visage de Hualpa, le carbex réduit à l’état de pellicule frémit d’un sourire presque railleur : Xuyinco aussi possédait au moins un informateur parmi l’équipage du Zéro Plus.
— Je ne crois pas qu’il soit très avisé de vexer un Consul, dit-il, même s’il est sur le déclin quand nous sommes en pleine ascension. Je vais le recevoir ici. Vous, vous serez dans votre bureau, Iztoatl, et nos coms resteront ouverts. Bien entendu, vous enregistrerez la conversation.
— Je le ferai, Monsieur, mais, si nous avons à en user, le Consul aura beau jeu de crier que l’enregistrement est un montage.
— Il y a des millions de façons d’utiliser un enregistrement, Iztoatl, même s’il s’agit d’un montage, et, en politique l’important c’est de pouvoir montrer sa bonne foi, pas d’être de bonne foi.
En quatre siècles et dix occupants, l’armure Xuyinco avait connu tous les postes clefs de l’administration Mécaniste, depuis la préfecture de Nezcal, son premier rôle social, jusqu’à la fonction qu’elle occupait aujourd’hui à la tête de l’exécutif, et qu’elle n’entendait pas lâcher. Plus exactement, Xuyinco œuvrait pour que la situation de Consul devienne un legs armorial, qu’elle s’attache à son primanyme comme celle d’Ingénieur l’était à Hualpa, de facto. Sur le milliard de Mécanistes mâles, moins de mille s’étaient vu attribuer la fonction en même temps que l’armure, parce que moins d’une Armure sur un million possédait d’irremplaçables compétences ou, comme Iztoatl, l’appui d’une compétence irremplaçable. Dans tous les postes que ses bagages organiques avaient occupés, Xuyinco avait démontré, par l’assistance qu’elle leur avait portée, qu’il n’existait pas de meilleur administrateur qu’elle, ainsi que d’autres avaient prouvé qu’ils étaient les meilleurs Armuriers ou les meilleurs Voltigeurs. Bien sûr, en matière politique, la compétence n’avait que peu de poids face à l’avidité politicienne, et les Comices étaient voraces.
Le système était vieux, figé et inefficace. Le pouvoir législatif des Comices s’auto-entretenait et n’était plus capable d’aucun discernement, si ce n’était de reconnaître les vrais visionnaires comme autant d’ennemis mortels. La seule vocation des Comices était de profiter éperdument des privilèges outranciers dont ils jouissaient le temps de leurs mandats. Ils avaient consacré toute une vie à gravir des échelons, ils n’entendaient pas se refuser la retraite paradisiaque que leur offrait le sommet. Et si l’un d’entre eux faisait mine de s’intéresser aux problèmes de fond, s’il émettait la plus timide idée novatrice, s’il suggérait qu’existât un avenir ses pairs lui rappelaient les sacro-saints dogmes et la constitution qui les avait verrouillés depuis mille ans. Puis, si l’audacieux insistait, s’il invoquait l’esprit contre la lettre, l’Assemblée des Comices s’en remettait aux Armuriers, à moins que, tout aussi officieusement, ceux-ci intervinssent d’eux-mêmes, en champions toutes catégories de la mort naturelle. Le lobby des Armuriers, comme on ne disait pas, parce que seules les Armures et quelques Armures seulement en appréhendaient la réalité. Xuyinco excepté.
Le dixième Xuyinco, à l’image de son primanyme, voyait loin, voyait vaste, et son acuité était aussi fine que celle de l’armure. En outre il avait presque plus d’ambition que ses éons, que son éon, puisque le magma conceptuel, né de Xuyinco et riche de neuf héritiers, ne constituait qu’une entité. Il se moquait des Comices et même des Armuriers. Il avait une vision à l’échelle de la galaxie qui englobait bien plus que les Mécanistes.
— À votre avis, interrogea-t-il Hualpa, à quoi va servir votre Zéro Plus ?
Ce n’était pas sa première question. Après qu’Iztoatl l’eut introduit dans le bureau de l’Ingénieur et après les hypocrisies d’usage, il s’était installé dans un fauteuil en demandant :
« Dans la mesure où ma démarche nuira considérablement à vos relations avec les Comices, comment comptez-vous vous amender auprès d’eux ? »
Le voile de carbex de Hualpa s’était étiré du coin gauche de sa lèvre inférieure jusqu’à sa pommette. Il s’était assis en face de Xuyinco.
« Notre conversation est enregistrée, avait-il répondu.
— Bien. »
Xuyinco possédait une mallette ; il l’avait ouverte, en avait extrait un hologistreur et l’avait posé sur la table entre eux.
« Si vous permettez, je vais moi aussi enregistrer. À défaut de me fournir un moyen de pression, cela me permettra de me défendre avec les mêmes stupides arguments que mes éventuels accusateurs. »
Pour la seconde fois, Hualpa avait été tenté de ricaner. La seconde question était alors tombée comme un couperet, et son tranchant ne tenait pas que de la formulation, pas dans la bouche du Consul. À quoi donc servirait son Zéro Plus, une fois mis en place ? L’Ingénieur ressassa l’interrogation jusqu’à décider de lui donner la réponse officielle.
— À détourner à notre profit le monopole du déplacement instantané dont jouissent seuls les AnimauxVilles. Au-delà, bien sûr ; il s’agit de déstabiliser le Troupeau, d’écraser les Organiques grâce à notre flotte interstellaire et de rassembler le reste de l’humanité sous notre seule coupe… Vous m’arrêtez si je me trompe…
— Vous vous trompez… ou vous mentez, ce qui revient à peu près au même.
Hualpa attendait une interruption cassante. Il ne s’attendait pas à ce qu’elle tombât aussi rapidement.
— Je mens ? engagea-t-il, amusé.
— Graciez-moi au moins du discours que tiennent les Comices à leurs électeurs. Parlez-moi des fameux transuraniens que nous allons générer tels que les Connectés en ont émis l’hypothèse. Dites-moi quelle énergie quasi gratuite ils représentent pour notre future flotte enfin libérée des contraintes du Ban. Faites-moi rêver avec la prochaine génération d’armures qui découlera de l’utilisation de cette énergie. Expliquez-moi comment, en se déployant, le Zéro Plus perturbera la supernova, la transformant en pulsar que nous pourrons utiliser pour maîtriser le Ban, en isoler des secteurs, en priver les AnimauxVilles. Suggérez-moi que, avec une telle puissance, nous n’aurons aucun mal à venir à bout des Organiques. Mais, par pitié, n’essayez pas de me faire croire que ces enfantillages sont l’objet du Zéro Plus, ni qu’ils sont seulement réalisables.
Hualpa secoua la tête.
— Pourtant ils se réaliseront dès que le Zéro Plus sera déployé, affirma-t-il. Que vous en doutiez ou pas.
— Tss tss ! Soyons sérieux, Hualpa. Le Zéro Plus va nous ouvrir le Ban, oui, mais le Ban a des règles physiques auxquelles nous serons astreints. Nous pourrons expédier des milliers d’astronefs et des millions de Voltigeurs dans l’espace des Organiques, oui, mais cela ne signifie pas que nous les vaincrons. Nous pourrons fermer notre secteur galactique à n’importe quel envahisseur, oui, mais…
— J’ai compris la démonstration. Le Zéro Plus n’est qu’une étape.
Xuyinco soupira :
— Si vous voulez. Dans ce cas, cela nous ramène à ma question initiale. À quoi sert cette étape ?
Sous le gel parfaitement transparent les protégeant, l’Ingénieur ouvrit des yeux effarés.
— En général, s’irrita-t-il, une étape conduit au but qu’on s’est fixé… ces enfantillages, comme vous dites. Que puis-je vous dire de plus, Xuyinco ? Que nous deviendrons la première puissance galactique grâce au Zéro Plus ?
— Ah ! triompha le Consul. Ça, c’est intéressant ! Car même si l’on exclut les moyens pour y parvenir, qui est ce Nous et comment va-t-il exprimer cette puissance ?
— Nous les Mécanistes, évidemment !
— Évidemment… Vous trouvez que tous les Mécanistes dansent sur la même chorégraphie, Hualpa ? Vous estimez vraiment que nous gigotons partout sur un pied d’égalité ? Expliquez-moi alors pourquoi vous prônez la participation des femmes aux Comices ! Expliquez-moi pourquoi vous prétendez que les proportions par collège à ces mêmes Comices ne sont pas représentatives de l’ensemble de la population. Sincèrement, je crains de ne pas saisir. Envisageriez-vous un Nous à deux vitesses ?
Hualpa n’aimait pas être pris en défaut, particulièrement lorsqu’il n’était pas sûr de voir où son interlocuteur voulait en venir. Comme souvent, en pareille occasion, il espéra l’assistance de l’armure et celle-ci la lui offrit :
Il parle pour l’enregistrement. Il nous pousse à formuler nous-mêmes ce qui servira de base à son argumentation. Si nous le suivons sur ce terrain, nous serons alors aussi coupables que lui de ce qui sera finalement dit. Si nous ne jouons pas le jeu, nous courons le risque qu’il se contente de banalités ou qu’il se serve d’un moyen de pression.
Hualpa se découvrit curieux de savoir si et avec quoi le Consul pensait le tenir.
— Dialectique que tout cela, laissa-t-il tomber. Les Comices sont renouvelés par cinquièmes tous les deux ans et aucun des sortants ne peut être réélu par son collège. Alors, même s’ils ne sont qu’un reflet déformé de notre société, personne ne peut les accuser d’avoir une volonté oligarchique. (Il changea de ton, se faisant plus ironique :) Si vous me parliez de vos propres intentions, Xuyinco ? Que motive cette visite impromptue, par exemple ?
Le Consul hocha deux fois la tête. Xuyinco venait de l’alerter :
Il a percé ta stratégie. Bouscule-le sur ses convictions.
— L’organisation structurelle des Comices cache une évidence qui, je l’espérais, ne vous avait pas échappé, se lança Xuyinco. Notre société se développe autour d’un système de castes parfaitement pyramidal qui n’a pas évolué d’un iota depuis la dispersion. Tout en bas, il y a trois classes officieuses de femmes qui représentent cinquante-quatre pour cent de notre population, mais elles n’ont ni Armures, ni voix aux Comices. N’ont accès aux Comices que neuf collèges dont huit disposent chacun de cinq voix et les Armuriers de la quarante et unième. Les collèges sont ainsi faits que cinq pour cent des Mécanistes contrôlent vingt et une voix, donc le pouvoir, et que la seule voix des Armuriers arbitre tous les conflits de castes, alors que, assistants compris, ils ne sont que deux cents pour deux milliards d’individus.
— Notre Constitution n’a rien de démocrate, elle ne vise… pardonnez-moi l’expression… qu’à la fonctionnalité. Si les Comices ne sont pas socialement équilibrés, ils sont en tout cas proportionnels à l’intérêt que chaque collège accorde à la politique. Moins de la moitié des techniciens se déplacent lorsqu’il s’agit de choisir leurs représentants. Je n’ai pas fait le calcul, mais je suis persuadé qu’avec cinq voix, ils ont le pouvoir qu’ils méritent. Par contre, vous savez comme moi que dix pour cent des femmes revendiquent l’accès aux Comices. Qu’on leur donne cinq pour cent des sièges.
— Elles revendiquent aussi des armures…
— Mais qu’on leur donne, nom d’un Éon ! Que craignez-vous ? Qu’elles fassent de meilleurs fonctionnaires que vos technocrates ? Qu’elles survivent un peu mieux que vos Voltigeurs en affrontant les Organiques ? Il y a dix ans que les Comices rêvent que je devienne un tout petit peu moins indispensable pour se débarrasser de mes hérésies, mais aucun ne m’a demandé pourquoi je soutenais les revendications féminines. Regardez les Connectés ou les Organiques, Xuyinco, et prenez conscience du potentiel dont nous nous privons par simple souci phallocrate !
Sans bouger plus que les mains, le Consul applaudit, quatre fois.
— J’en ai toujours eu conscience, mais je vous rappelle que le pouvoir législatif est une prérogative des Comices. Ma fonction consiste seulement à faire appliquer leurs lois. D’autre part, à titre indicatif, je vous rappelle que ces lois ne peuvent pas outrepasser les articles délimitant notre Constitution. N’êtes-vous pas fasciné d’ailleurs par le fait qu’aucun d’entre eux n’ait prévu que cette Constitution puisse être amendée ou modifiée ?
— Il n’est en tout cas précisé nulle part que les femmes ne peuvent accéder aux Comices, ni endosser d’Armure.
Il est mûr, se manifesta Xuyinco.
— Si, embraya le Consul, c’est subtil, mais c’est précisé. Voyez-vous, la Constitution stipule, d’une part, que seul un Mécaniste peut siéger aux Comices et, d’autre part, que l’armure est le signe distinctif de l’appartenance à la société Mécaniste.
— Nous en revenons à mon cheval de bataille, s’énerva Hualpa. Qu’on leur donne des armures.
— Le hic, mon ami, c’est que la Constitution confie l’affectation des armures aux Censeurs, lesquels sont désignés pour un tiers par les Comices, pour un autre par le Consul et, pour le troisième, par les Armuriers en personne. Si vous ajoutez à cela que les Armuriers arbitrent les Comices qui élisent le Consul sur recommandation des Censeurs, vous obtenez un magnifique verrouillage misogyne.
L’Ingénieur ouvrit les deux mains en signe d’incompréhension.
— Pourquoi serait-ce nécessairement un verrou ?
— Demandez aux Armuriers. (Xuyinco fit mine de n’avoir rien à ajouter et reprit après quelques secondes, à l’instant où Hualpa ouvrait la bouche pour parler :) Pendant que vous y êtes, demandez-leur pourquoi il arrive aux armures de se détraquer, pourquoi certaines d’entre elles, à certains moments, ne sont plus capables de protéger efficacement certains d’entre nous.
L’Ingénieur resta dix secondes la bouche béante, interdit. Quand il la referma, Xuyinco poursuivit :
— C’est vous qui avez négocié les nanones avec les Connectés, n’est-ce pas ? C’était bien normal puisque vous étiez le seul à pouvoir maîtriser les nanotechnologies… comme il y a vingt ans. Enfin, ce n’est pas tout à fait exact, il y a vingt ans, vous étiez réellement le seul, mais les Armuriers ont disposé de deux décennies pour…
— Attendez ! Vous insinuez trop sans rien développer ! Vous reviendrez sur les nanones après. Pour l’instant, je voudrais comprendre cette histoire d’armures qui se détraquent.
— Je n’ai pourtant pas changé de sujet. Il y a vingt ans, missionnés par les Armuriers auprès du Réseau, Hualpa et Iztoatl ont échangé une armure vierge contre une culture de nanones. Pour les Connectés, il s’agissait de tester les capacités mémoire du carbex armorial. Sur la recommandation de votre prédécesseur les Armuriers désiraient expérimenter les nanotechnologies dans la conception d’une nouvelle génération d’armures. Version officielle : au retour, les Organiques vous auraient interceptés, pillant votre astronef tandis qu’il transitait par un AnimalVille neutre. Résultat officieux de l’enquête : pour une raison inconnue, Hualpa et Iztoatl se sont entretués à l’approche de Titlan, détruisant leur vaisseau et sa minuscule cargaison. Aucune mention n’est faite de l’équipage de l’astronef. Le Maître et les six Voltigeurs ayant conduit l’enquête sont décédés de mort naturelle ou accidentelle dans l’année qui a suivi, ils avaient entre trente-deux et cinquante-six ans, quatre fois ont été incriminés des défauts dans la cicatrisation du carbex. Iztoatl, qui avait survécu à Iztoatl, a succombé à sa schizophrénie dans une nouvelle armure.
» Je dois vous dire que notre histoire est pleine de catatonies et de dysfonctionnements du carbex. Il y en a exactement autant que d’empêcheurs de tourner en rond. Pour finir, après vingt ans de tâtonnements et d’échecs, les Armuriers ont réalisé leur première armure à l’aide de moyens nanotechniques qu’ils ne sont pas censés posséder.
Hualpa resta silencieux. Xuyinco se leva, mais il resta entre le fauteuil et la table.
— Depuis onze mois, ajouta-t-il, cette armure s’appelle Tecamac. Dans une semaine au plus, les Comices vous confieront son jeune primanyme pour en faire l’un des deux sacrifiés du Projet Zéro Plus, vous n’aurez aucune peine à vérifier que son carbex est d’un genre tout à fait nouveau. Concernant mes autres… assertions, vous n’aurez qu’à recouper un ou deux millions d’informations, toutes parfaitement disponibles à votre échelon de sécurité dans la médiathèque centrale. Et, si vous tenez vraiment à savoir ce qui s’est produit entre Iztoatl et Hualpa, il vous suffit de fouiller l’antémémoire de votre armure.
L’Ingénieur hésitait entre deux indignations :
— Je connais mon éon par cœur, commença-t-il…
— Non, on ne connaît jamais un éon, même shunté comme l’est le vôtre. Une vie entière ne suffirait pas à en faire le tour. De toute façon, je ne vous parle pas de l’éon, qui n’est qu’une fonction de l’antémémoire, mais bien de celle-ci, dans son intégralité, à ce point indispensable au Réseau que les Connectés nous en ont offert les nanotechnologies. C’est peut-être auprès d’eux que vous trouverez les réponses techniques qui vous feront défaut.
— … d’autre part, poursuivit Hualpa comme s’il n’avait pas été interrompu, les armures que j’attends pour finaliser le Projet Zéro Plus sont des matériaux vierges, sinon morts. Il n’a jamais été question de sacrifier qui que ce soit.
— Sans éon ou sans vie, deux armures ne vous serviraient à rien. Et ce n’est pas moi qui le dis, ce sont vos propres calculs ! Je sais que vous avez demandé des personnalités virtuelles greffées sur des éons récemment libérés, mais ce n’est pas ce que vous obtiendrez : les Armuriers sont incapables de faire fonctionner une armure dans ces conditions. Rassurez-vous, Tecamac et son précepteur seront volontaires.
Le Consul fit un pas de côté, contournant la table en direction de Hualpa, et se baissa pour ramasser l’hologistreur.
Maintenant, se manifesta Hualpa.
— Je ne sais toujours pas pourquoi vous avez emprunté le puits, dit l’Ingénieur.
— Oh si ! rit Xuyinco. Vous souhaitez seulement me l’entendre énoncer.
Cela se passa très vite. Le Consul acheva de plier les jambes, tendit les deux mains vers l’hologistreur et pivota brusquement, attrapant les bras de Hualpa.
À l’instant où les mains de celui-là se refermèrent sur ses poignets, un dixième de seconde avant qu’il ne réagît, l’Ingénieur sentit son carbex se raidir et sa nuque ployer sous le poids de ce qui se déversa dans son encéphale. Les sensations d’alourdissement et d’inondation étaient factices, engendrées par le manque de références de son système nerveux couplé au processeur armorial, mais l’intrusion était bien réelle.
Xuyinco parlait à Hualpa.
Le Zéro Plus peut changer profondément notre société. Le contrôle du déplacement dans le Ban est un pouvoir qui vaut celui des armures. Si nous le laissons aux Armuriers, nous acceptons de figer le Mécanisme pour des millénaires dans la structure de castes qu’ils ont instaurée et qu’ils souhaitent étendre à tous les rameaux humains. Ils sont déjà presque intouchables, ils le deviendront avec l’asservissement du Ban. C’est à cela que sert réellement votre jouet. En quelque sorte, les vaisseaux de type Zéro Plus se substitueront aux AnimauxVilles pour voyager partout dans l’univers. Il sera alors très facile d’enfermer les Organiques dans un recoin de l’espace, dont les Armuriers auront seuls les clefs et qui deviendra, outre un parc d’attractions dans lequel ils enverront les méritants casser du monstre, un immense champ d’expérience pour tester l’introduction des symbiotes dans de nouvelles entités armoriales.
En examinant attentivement les personæ des Originels, vous leur trouverez plus qu’une similitude avec nos éons. Les deux concepts reflètent le même désir d’immortalité et la même volonté d’interdire le changement, donc le progrès. D’un côté, il s’agit d’êtres désincarnés, de l’autre d’incarnations déshumanisées, tous deux sont étonnamment complémentaires mais pareillement stériles. Il semble aujourd’hui que nos maîtres Armuriers, car il faut les appeler par leurs noms, envisagent de les fertiliser avec les symbiotes Organiques pour s’offrir l’éternité. Nous devrons alors les appeler dieux, des dieux qui ne seront pas à notre image. Et vous qui tolérez déjà si mal l’hégémonie des AnimauxVilles, comment vivrez-vous l’autorité de ces marionnettistes-là ?
Il n’y a pas de vaccin contre la mégalomanie, je n’ai donc rien à vous offrir. Si j’ai emprunté le puits, c’est pour vous demander, une fois le Zéro Plus déployé, d’en conserver seul la maîtrise et d’être le contre-pouvoir aux Armuriers. Revendiquez l’exécution de la mission jusqu’au bout, ne vous laissez pas dépouiller de la moindre parcelle de la gloire qui doit vous revenir. Vous en avez besoin pour la suite.
Depuis Titlan, je peux être votre porte-parole et votre bras. Nous partageons suffisamment d’idées pour que cela me soit tolérable et nous sommes suffisamment différents pour ne pas scléroser l’avenir Mécaniste. De toute manière, les Armuriers seront toujours présents pour arbitrer des Comices qui prendront peut-être enfin leurs responsabilités. Maintenant, je ne peux garantir qu’une chose : si vous devez survivre au Projet Zéro Plus, ce sera par vos propres moyens, envers et contre tous, et à la surprise générale. Quelle que soit la voie que vous choisirez d’emprunter. J’espère être clair.
Le Consul lâcha l’Ingénieur. Il ne l’avait pas tenu plus de deux secondes. À haute voix, pour les deux enregistrements, il articula :
— Huit Comices vont être renouvelés deux mois après votre retour. Comme un seul des sortants fait partie des rares qui me sont encore favorables, je suis venu vous demander de faire campagne dans le collège des Ingénieurs et d’appuyer dans chaque collège la candidature de personnalités partageant nos convictions. Si vous emportez les huit sièges, ce qui est fort probable tenant compte de l’effet Zéro Plus, je devrais conserver mon poste deux années supplémentaires. Je vous promets alors que nous créerons un schisme tel que même les Armuriers auront du mal à empêcher les femmes d’entrer aux Comices.
Pendant que Xuyinco, posément, ramassait l’hologistreur, le fourrait dans sa mallette et traversait le bureau, Hualpa ne trouva aucune réplique à lui donner. Il se sentait complètement dépassé. Par réflexe, quand le Consul fut à la porte, l’Ingénieur répéta mot pour mot ce que Hualpa lui soufflait :
— Pourquoi me battrais-je pour vous plutôt que pour moi-même, Xuyinco, alors que les Comices sont tout à fait prêts à me donner votre place ?
Xuyinco ne se retourna pas, il s’arrêta seulement le temps d’une phrase :
— Parce que les Comices élisent le Consul sur recommandation des Censeurs et que vous n’obtiendrez jamais celle-ci. À vous revoir, Hualpa !